mardi 14 juillet 2009

"CERTAINEMENT LE PLUS TERRIBLE MISSILE QUI AIT ENCORE JAMAIS ETE LANCE 0A LA TETE DES BOURGEOIS"


Dans ses Essais sur le théorie de la valeur de Marx (1924), s'appuyant sur une connaissance encyclopédique des oeuvres du fondateur du socialisme scientifique, Isaak Roubine met en évidence, dans Le Capital, la nécessaire articulation entre la théorie du fétichisme de la marchandise considérée comme la « théorie générale des rapports de production de l’économie marchande-capitaliste » et la théorie de la valeur.

Dans le deuxième chapitre de la première section du premier livre de son Capital, Marx écrit : «Au premier abord, la marchandise nous est apparue comme quelque chose à double face, valeur d'usage et valeur d'échange. Ensuite nous avons vu que tous les caractères qui distinguent le travail productif de valeurs d'usage disparaissent dès qu'il s'exprime dans la valeur proprement dite. J'ai, le premier, mis en relief – de façon critique- ce double caractère du travail représenté dans la marchandise», soulignant par cette remarque l'originalité de la théorie de la valeur qu'il développe dans son oeuvre et le point précis où celle-ci se démarque radicalement de la théorie classique, de celle qu'on appelle la théorie de la «valeur-travail». Or, par un destin singulier, la rigoureuse prise en compte de la distinction de ce «double caractère du travail présenté par la marchandise», travail «concret» d'une part et travail «abstrait» d'autre part, a souvent été négligée par les commentateurs du Capital et ceci aussi bien du côté des épigones de Marx que de celui de ses adversaires. Dans ses Essais sur le théorie de la valeur de Marx (1924) , Isaak Roubine prend le problème à bras le corps. Il l'associe explicitement à celui de la théorie du «fétichisme de la marchandise» et indique qu'il engage et implique la compréhension non seulement de la théorie du capital mais aussi de la méthode de Marx et de sa théorie générale.

Un problème pris à bras le corps


«Il existe un rapport conceptuel étroit entre la théorie économique de Marx et sa théorie sociologique, la théorie du matérialisme historique écrit Isaak Roubine dans l'Introduction de ses Essais : « Hilferding a fait remarquer, il y a des années, que la théorie du matérialisme historique et la théorie de la valeur-travail avaient le même point de départ : le travail comme élément fondamental des sociétés humaines, élément dont le développement détermine en dernière instance la totalité du développement social.» Nous rapportons la suite du texte de cette Introduction, texte clé, ci-dessous in extenso .

Une lecture exigeante et difficile

Ce long extrait la préface des Essais sur le théorie de la valeur de Marx d'Isaak Roubine donne en effet le «la» de la lecture qu'ils engagent : une lecture exigeante mais dont l'intérêt théorique et pratique s'impose au fil des pages de cet ouvrage «énorme» de densité. Loin des «modes d'emploi» de Marx plus ou moins «funny», les Essais sur le théorie de la valeur de Marx d'Isaak Roubine publiés cette année aux éditions Syllepse rappellent l'exigence réelle impliquée par l'étude de la théorie du capital : un effort tendu. «Dans toutes les sciences le commencement est ardu» ecrit, sans concession, un certain Karl Marx dans la préface de la première édition du Capital. Les lectures des Essais de Roubine et du Capital de Marx tiennent cette promesse, souvent amère, il faut l'avouer. Le jeu cependant en vaut la chandelle. Rappelant les conseils de Marx lui-même, Louis Althusser recommandait, pour lire Le Capital -«le plus terrible missile qui ait encore jamais été lancé à la face des bourgeois» selon les mots de Marx- , de «provisoirement mettre entre parenthèse toute la section I [du livre I ndlr] et commencer la lecture par la section II : « La transformation de l'argent en capital»». «On ne peut, à mon sens, ajoutait-il, commencer (et seulement commencer) de comprendre la section I, qu'après avoir lu et relu tout le livre I à partir de la section II. Ce conseil est plus qu'un conseil : c'est une recommandation que je me permets, avec tout le respect que je dois à mes lecteurs, de présenter comme une recommandation impérative.» Il concluait : «Chacun peut en faire l'expérience pratique.» Ce conseil est plus que précieux. La lecture des Essais sur le théorie de la valeur de Marx d'Isaak Roubine sera pour chacun un auxiliaire précieux dans son exploration de la première section du Capital.

Jérôme Skalski

Isaak Roubine, Essais sur le théorie de la valeur de Marx, Editions Syllepse, Paris, 2009. Prix 24 euros. www.syllepse.net

«L’activité de travail des hommes est dans un perpétuel changement, dont le rythme est tantôt plus rapide, tantôt plus lent, et elle revêt, à des époques historiques différentes, des caractères différents. Le procès de changement et de développement de l’activité de travail des hommes met en jeu des modifications de deux types : il y a tout d’abord des modifications dans les moyens de production et les méthodes techniques par lesquelles l’homme agit sur la nature, en d’autres termes il y a des modifications dans les forces productives de la société ; il y a d’autre part, en relation avec ces modifications, des changements dans toute la structure des rapports de production entre les hommes, entre les participants au procès social de production. Les formations économiques ou les types d’économie (par exemple l’économie esclavagiste antique, l’économie féodale, l’économie capitaliste) diffèrent d’après le caractère des rapports de production entre les hommes. L’économie politique théorique traite d’une formation économique et sociale déterminée : l’économie marchande-capitaliste.
L’économie capitaliste représente une union du procès matériel-technique d’une part, de ses formes sociales, c’est-à-dire de l’ensemble des rapports de production entre les hommes, d’autre part. Les activités concrètes des hommes dans le procès matériel-technique supposent des rapports de production concrets entre eux, et vice versa. Le but final de la science est la compréhension de l’économie capitaliste comme un tout, comme un système spécifique de forces productives et de rapports de production entre les hommes. Mais, pour atteindre ce but final, la science doit tout d’abord séparer, au moyen de l’abstraction, deux aspects différents de l’économie capitaliste : l’aspect technique et l’aspect socio-économique, le procès matériel-technique de production et sa forme sociale, les forces productives matérielles et les rapports sociaux de production. Chacun de ces deux aspects du procès économique est l’objet d’une science distincte. La science de la technologie sociale - encore à l’état embryonnaire - doit prendre pour objet de son analyse les forces productives de la société dans leur interaction avec les rapports de production. De son côté, l’économie politique théorique traite des rapports de production propres à l’économie capitaliste dans leur interaction avec les forces productives de la société. Chacune de ces deux sciences, ne s’occupant que d’un seul aspect du procès de production d’ensemble, présuppose l’autre aspect du procès de production sous la forme d’une prémisse implicite de sa recherche. En d’autres termes, bien que l’économie politique traite des rapports de production, elle présuppose toujours leur liaison indissoluble avec le procès matériel-technique de production et part toujours, dans sa recherche, d’un niveau concret et d’un procès de changement déterminé des forces productives matérielles.
La théorie du matérialisme historique de Marx et sa théorie économique tournent autour d’un seul et même problème : les relations entre forces productives et rapports de production. L’objet des deux sciences est le même : les changements des rapports de production dans leur dépendance à l’égard du développement des forces productives. Le procès d’ajustement des rapports de production aux modifications des forces productives - procès qui prend la forme d’un accroissement des contradictions entre les rapports de production et les forces productives, puis de cataclysmes sociaux engendrés par ces contradictions -, tel est le thème fondamental du matérialisme historique. L’application de ce cadre méthodologique général à la société marchande-capitaliste nous donne la théorie économique de Marx. Cette théorie analyse les rapports de production de la société capitaliste, le procès de leur modification tel qu’il résulte de la modification des forces productives et les contradictions croissantes qui s’expriment généralement par des crises. L’économie politique n’analyse pas l’aspect matériel-technique du procès de production capitaliste, mais sa forme sociale, c’est-à-dire l’ensemble des rapports de production qui constituent la «structure économique» du capitalisme. La technologie de la production -les forces productives- est comprise dans le domaine de recherche de la théorie économique de Marx seulement comme présupposé, comme point de départ, qui n’est pris en considération que dans la mesure où il est indispensable pour l’explication de l’objet réel de l’analyse, c’est-à-dire les rapports de production. La distinction logiquement établie par Marx entre le procès matériel-technique de production et ses formes sociales nous donne la clé de la compréhension de son système économique. Cette distinction définit dans le même temps la méthode de l’économie politique comme science sociale et historique. Dans le chaos varié et diversifié de la vie économique, qui représente une combinaison de rapports sociaux et de méthodes techniques, cette distinction oriente aussi notre attention précisément sur ces rapports sociaux entre les hommes dans le procès de production, sur ces rapports de production auxquels la technologie de la production sert de présupposé ou de base. L’économie politique n’est pas une science des rapports des choses aux choses, comme le pensaient les économistes vulgaires, ni une science des rapports des hommes aux choses, comme l’affirmait la théorie de l’utilité marginale, mais une science des rapports des hommes aux hommes dans le procès de production.
L’économie politique, qui traite des rapports de production entre les hommes dans la société marchande-capitaliste, suppose une forme sociale concrète d’économie, une formation économique concrète de la société. Nous ne pouvons comprendre correctement une seule affirmation du Capital de Marx si nous négligeons le fait que nous étudions des événements qui se déroulent dans une société spécifique. «De même que dans toute science historique ou sociale en général, il ne faut jamais oublier, à propos de la marche des catégories économiques, que le sujet, ici la société bourgeoise moderne, est donné, aussi bien dans la réalité que dans le cerveau, que les catégories expriment donc des formes d’existence, des conditions d’existence déterminées, souvent de simples aspects particuliers de cette société déterminée, de ce sujet […] . Par conséquent, dans l’ emploi de la méthode théorique [de l’économie politique] aussi, il faut que le sujet, la société, reste constamment présent à l’esprit comme donnée première» («Introduction à la critique de l’économie politique», Contribution, p. 170 et p. 166). Partant d’un présupposé sociologique concret, à savoir la structure sociale concrète d’une économie, l’économie politique doit tout d’abord nous donner les caractéristiques de cette forme sociale d’économie et des rapports de production qui lui sont propres. Marx nous donne ces caractéristiques générales dans sa «théorie du fétichisme de la marchandise», que l’on pourrait appeler, de façon plus appropriée, une théorie générale des rapports de production de l’économie marchande-capitaliste.»»

Isaak Roubine, Essais sur le théorie de la valeur de Marx, Introduction.

Publié dans Liberté 62 n°869

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